Adolf Wölfli, Sans titre, 1913
Est-ce un effet de l’époque que l’écriture musicale soit si peu célébrée ou bien celui d’une science trop complexe et cryptographique pour être étalée en place publique ? Est-ce la difficulté d’une discipline de création à se faire entendre au milieu d’un monde de production, ou bien l’échec des compositeurs à transmettre et faire valoir leur art ?
Les musiques occidentales qu’on appelle classiques, contemporaines ou savantes, naissent de la rencontre de deux réalités : celle du symbole écrit d’un côté, celle du phénomène sonore de l’autre – un mélange d’éphémère et de pérenne, de sensationnel et de préméditation. Le métier du compositeur consiste non seulement à noter les sons qui lui passent par la tête, mais aussi à projeter le résultat de ce qu’il écrit. Le travail des interprètes, à son tour, fait entendre au plus grand nombre une réalisation possible de la partition. Ainsi, la notation musicale n’est pas seulement un support de conservation et de transmission, elle est d’abord un moyen et un lieu d’invention.
Certes, les activités de création semblent toujours un peu obscures, parfois même à ceux qui les pratiquent ; mais aucune n’est aussi peu célébrée que la composition musicale, malgré les figures mythiques, presque mythologiques, des siècles passés – Beethoven, sa solitude et sa surdité en premier lieu. L’écriture musicale fait figure de science laborieuse ou, à l’inverse, de pratique métaphysique exotique ; on lui reproche injustement d’aboutir à une musique dogmatique, qui n’aurait pas de lien avec son temps et qui nécessiterait une douloureuse initiation.
Il semble en effet, tandis que les compositeurs explorent de nouveaux territoires de la raison et du sensible, que l’époque – à moins que ça ne soit toute la civilisation – se soucie moins de création que de production. Au cours du XXème siècle en particulier, la technologie a largement favorisé un seul aspect de la musique : celui de la performance instantanée et de sa reproductibilité à l’identique. Les techniques de production sonore ont pris de vitesse les techniques d’écriture, une vitesse qu’ignore le labeur de la composition. En guère plus d’un demi-siècle, la gravure du son a pulvérisé la place économique de l’écriture musicale, marginalisant un peu plus encore celle du compositeur dans la société.
Dans le même temps, les musiques de traditions principalement orales ont bénéficié de ce développement, devenant omniprésentes dans nos quotidiens et pouvant disposer d’une assise socio-économique bien plus confortable. Amplifiées et diffusées massivement, elles parcourent le monde sous leur forme définitive, même déformées par l’enregistrement, la radio ou les mauvais amateurs, et saturent ainsi notre environnement acoustique. En comparaison, les musiques écrites ne sont pas désengagées de leur époque, mais leur rapport y est plus complexe. Leur singularité nécessite toujours le concours de quelque médiation, de quelque volonté, fût-elle individuelle, pour s’intégrer durablement dans les structures sociales en place. Il faut les financements et les moyens de diffusion pour que Stravinsky survive, que Mahler ne cesse d’être redécouvert et, plus encore, pour que les compositeurs des nouvelles générations puissent se faire entendre.
Dans ce contexte, l’écriture musicale ne trouve que peu d’écho auprès du grand public. Peut-être les musiciens eux-mêmes sont-ils parfois coupables, par trop d’arrogance académique, de n’avoir pas su faire valoir leur art ; peut-être certains ont-ils, par réflexe de repli ou esprit de contradiction, délaissé le résultat sonore au profit des seules théories de l’écriture, dont aucune audience ne saurait être le destinataire. Mais l’avant-garde demeure naturellement le lieu de l’écriture musicale, qu’on s’en réclame ou non. Le fait de composer autant par l’écrit que par le son est, par essence, une spéculation qui différencie sans appel la musique écrite des clichés et autres facilités issues de traditions plus immédiates.
Ainsi, ça n’est pas seulement l’avant-garde musicale que la civilisation manque de louer davantage, c’est également le goût de la nouveauté, de la curiosité et, incidemment, celui du risque. Ce que fait la musique écrite, et qu’elle a toujours fait, c’est dépasser la répétition d’une mode pour étendre son propre champ d’action au-delà du provisoire. Sans écriture, les radios n’auraient pas d’autre chanson à proposer que « J’ai du bon tabac » et nous passerions notre temps à « reconnaître » des sons, au lieu de les entendre.
C’est l’interaction de l’écriture et du son qui commande la radicalité musicale mais qui fait aussi la fragilité de la place du compositeur. Les temps modernes préférant la spéculation marchande à la spéculation intellectuelle, les arts plastiques, davantage matériels par nature, tirent mieux que jamais leur épingle du jeu. Quant aux compositeurs, ils trouvent refuge la plupart du temps dans des postes académiques ou des circuits sociaux très marginaux. A l’opposé de certains arts qui s’autoproclament underground, l’écriture musicale est reléguée bien malgré elle jusque dans l’ombre, mais ne cesse de présider aux métamorphoses sonores de l’humanité. Et l’on en parle si peu !